Le constat est connu : ce n’est pas le travail qui manque, ce sont les emplois. Le chômage et l’exclusion existent partout. Mais la France se caractérise par un décalage saisissant entre l’offre et la demande : bon nombre de secteurs d’activité manquent cruellement de main d’œuvre et de l’autre côté, des millions de personnes disent ne pas trouver l’emploi qu’elles recherchent. A l’évidence, ce constat résulte d’une mauvaise politique à long terme d’orientation et de formation. Exemple : l’acharnement français à maintenir une sélection drastique en 1e année de médecine pour se retrouver aujourd’hui confrontés à des déserts médicaux dans de plus en plus d’endroits.
Mais par-delà les politiques publiques d’orientation et de formation, offreurs et demandeurs sont aussi en cause. Les entreprises se plaignent de ne pas trouver les personnes qu’elles cherchent ou ne pas les garder, mais se remettent parfois difficilement en cause sur leur attractivité (liée parfois uniquement à leur métier et pas forcément à leur propre politique). Elles prennent aussi de moins de moins de risques dans le recrutement parce qu’un recrutement est un investissement de plus en plus conséquent et présente des risques toujours plus lourds : départ prématuré, conflits prudhommaux, perte d’investissement personnel, lourdeurs administratives, etc.
De l’autre côté, beaucoup de demandeurs d’emploi confondent culture et compétences, qualités personnelles et qualités professionnelles. Une chose est de parvenir à vivre de ce qu’on aime. Une autre est de trouver un travail pour gagner sa vie. Et, de fait, les métiers attractifs sont nécessairement moins nombreux que tous les emplois dont ont besoin l’économie et la société, parmi lesquels bon nombre d’emplois mal valorisés et victimes de préjugés issus de construits sociaux historiques et souvent à tort. Et le choix n’est pas si facile : comment les décideurs peuvent-ils exhorter les demandeurs d’emploi à la mobilité géographique et professionnelle quand eux-mêmes ont toujours pratiqué le même métier et sont restés dans le même quartier de Paris ? A échelle plus individuelle, pourquoi et comment convaincre une personne de postuler à un métier pour lequel elle ne se sent aucune aptitude ou compétence ? Il paraît totalement rationnel de ne postuler qu’aux missions pour lesquelles on pense qu’on peut avoir une chance de voir sa candidature retenue.
Notre formidable politique de protection sociale a aussi comme tout système ses revers : elle encourage forcément moins au travail. Nombreux sont ceux qui choisissent maintenant de travailler quelques mois, de prendre une pause avec leurs allocations chômage, puis de retravailler quand ils en ont besoin. Les entreprises d’insertion ou de travail temporaire le vivent au quotidien. Dans la mesure où le système le permet, le raisonnement est parfaitement rationnel et donc pourquoi les en blâmer ? Par ailleurs, tous ceux qui ne peuvent pas prétendre à plus que le salaire minimum ou à peine plus sont fondés à faire un arbitrage entre aller travailler ou rester chez soi en touchant 40% de moins mais avec tout le temps disponible pour se consacrer à d’autres activités, y compris travailler dans des modalités plus informelles. Excepté dans les beaux quartiers de Paris et les communes les plus huppées, tout un chacun connaît cette réalité à des degrés divers dans son entourage plus ou moins proche.
Bref. Il y a un enjeu de société autour du travail : alors que les machines sont capables aujourd’hui de remplacer l’humain presque partout, faut-il continuer à encourager la culture travail à 100% comme avant ? Le modèle de protection sociale financé par ceux qui travaillent au profit de ceux qui ne travaillent pas est-il encore le bon ? Et comment donner un emploi aux millions de personnes qui en cherchent un et n’ont aucune envie de rester chez elles dans une optique utilitariste de passager clandestin ? Et pour ceux qui travaillent, le salariat CDI plein temps doit-il continuer à rester la référence ultime alors que ne cessent de se développer d’autres formes d’emploi toujours plus diversifiées et qui s’adaptent à la diversification de l’économie ?
Autrement dit, comment vivre et travailler ensemble au 21e siècle ? Les coopératives ont sur ces sujets leurs propres grilles d’analyse qui les ont conduites à développer leurs propres réponses et à produire beaucoup d’innovation sociale. Mais ces réponses et ces innovations restent encore trop contraintes par le cadre réglementaire, social et culturel dominant et par conséquent encore trop peu explorées et trop peu encouragées.